On ne compte plus les références à cette fameuse histoire linguistique à propos des origines du mot travail. C’est une des étymologies les plus connues. Une série télévisée récente en a même fait son titre : Trepalium. Ce mot latin[1], qui désigne un instrument de torture, est en effet supposé être la source du mot français travail. Cette hypothèse permet de conforter l’idée selon laquelle le travail serait, intrinsèquement, une souffrance, voire un supplice. Cette interprétation linguistique est aussi exploitée par certaines organisations[2] qui stigmatisent le travail vu comme une activité rémunératrice mais pénible, pour valoriser les activités qui procurent de la satisfaction et qui, elles, appartiennent à la sphère des loisirs, de l’utilité sociale, etc. Ces raisonnements sur l’histoire des mots sont doublement frauduleux : ils tentent, d’une part, d’essentialiser une dimension de l’organisation sociale, pour mieux discréditer les idées progressistes. D’autre part, ils alimentent une idée reçue sur le langage, selon laquelle les sources anciennes des mots touchent à la « vérité » des choses. Cette dernière idée, dont toute l’histoire de la linguistique démontre qu’elle est fausse, est exprimée dans le mot étymologie lui-même, formé sur le mot grec etumos qui signifie « vrai ». En réalité, rien n’interdit aux sociétés de redéfinir en permanence ce qu’est le travail, et ce que signifie le mot travail. Nier cette double réalité et rapporter tous les discours à une « nature originelle » du travail, prétendument accessible à travers l’étude de l’étymologie, c’est effectuer un véritable « travail » sur la pensée, un travail idéologique, dirigé contre les tentatives de repenser en profondeur la place du travail dans la société[3].
Tout aussi grave est le principe de construire, dans le cadre de ces démarches purement idéologiques, de faux parcours étymologiques. C’est très probablement ce qui est arrivé au mot travail. En effet, le passage du latin tripalium à l’ancien français travaillier, proche ancêtre du verbe moderne travailler, via un verbe hypothétique *tripaliare, est hautement improbable[4]. Tout porte à penser que cette histoire est une arnaque idéologique, utilisant frauduleusement la linguistique.
Cette hypothèse autour de tripalium a déjà été contestée, par d’éminents linguistes, dont Émile Littré et Michel Bréal, qui ont privilégié l’influence d’un autre étymon, le latin trabs[5] qui signifie « poutre » et qui a généré entraver. L’idée est que la notion de souffrance, qu’on décèle dans beaucoup d’emplois du mot travail dès son apparition au XIIème siècle, exprimerait ce que ressent l’animal quand on l’entrave (on immobilisait les animaux afin de soigner une blessure ou de les ferrer, par exemple).
Mais d’autres éléments invitent à se tourner vers une autre histoire génétique du verbe travailler, d’où découle le nom travail. En particulier, l’étude faite par Marie-France Delport[6] des mots hispaniques médiévaux trabajo (= travail) et trabajar (= travailler), dont elle montre qu’ils expriment une « tension qui se dirige vers un but et qui rencontre une résistance ». L’auteure propose de rapprocher cette description sémantique du préfixe latin trans-, qui se réduit souvent à tra– (tramontane, traverser, traboule, etc.), et qui exprime un principe de passage d’un état vers un autre. L’auteure est citée par Jean-Luce Morlie[7], qui propose un rapprochement entre les équivalents de travail dans plusieurs langues, et dégage la séquence consonantique [rb] comme patron commun[8] (laBor en latin, aRBeit en allemand, RaBot en Russe, etc.).
Néanmoins cette hypothèse alternative rencontre des difficultés : le latin labor utilise objectivement la séquence [br], mais la dernière consonne appartient au suffixe de déclinaison, commun à une série de noms (dolor, soror, color, etc.). La base de labor se restreint donc à lab, c’est cette séquence qu’il est préférable d’utiliser dans le cadre d’une recherche lexicale. Enfin, et surtout, toutes ces hypothèses buttent sur une énigme : le lien formel évident entre travail et l’anglais travel, qui signifie « voyager ». Tout porte à croire que l’anglais travel provient bel et bien de France, à époque médiévale et peut-être avant. Les tenants de l’hypothèse de l’étymon tripalium imaginent que le verbe anglais exprime la souffrance, voire le supplice, du voyageur de ces temps reculés, où il était difficile de se déplacer sur de grandes distances. Cette explication est, comme disent les anglais, « far-fetched » (« tirée par les cheveux » en français) et en tout cas exagérée. Il est préférable de rechercher une source qui serait commune à l’anglais travel et au français travailler, en imaginant une bifurcation vers l’idée du voyage – accompagnée de l’idée d’effort ou d’obstacle à franchir – et une autre vers l’idée plus générale de « tension vers un but rencontrant une résistance ». C’est possible dès lors qu’on rassemble les pièces du puzzle :
- Le verbe hispanique médiéval trabajar, dont l’histoire a partie liée à celle de travailler, exprime une « tension vers un but rencontrant une résistance »,
- Le préfixe latin trans– se réduit parfois à la forme tra-,
- travel et travail ont une étymologie commune.
On peut en déduire que travailler s’est formé sur une base lexicale exprimant un mouvement, qui s’articule au préfixe tra– exprimant la notion de passage assortie d’une résistance[9]. Cette base utilise manifestement la séquence consonantique [vl]. Cette nouvelle hypothèse est cohérente avec l’existence d’un morphème –val– présent dans dévaler, val, vallée, etc., mais aussi de la variante [bl] et notamment du morphème –bal– présent dans balayer, bal, balade, etc. En somme, tout se passe comme si le parcours menant à travailler était proche de celui menant à trimbaler ou trabouler[10] (qui a donné traboule = passage qui traverse un pâté de maisons). D’ailleurs, l’origine supposée de trabouler est un verbe hypothétique du bas latin *trabulare, réduction du latin classique transambulare. Le verbe *trabulare, s’il a bien existé, pourrait donc être le chaînon manquant, de façon bien plus convaincante qu’un *tripaliare issu de l’instrument de torture.
Ce nouvel éclairage sur travailler et travail n’empêche pas de supposer une influence de la forme trabs, donc de la notion d’entrave, qui a pu orienter les usages vers des expressions de souffrance, ainsi qu’Émile Littré en a eu l’intuition. Mais l’hypothèse d’une source étymologique ayant trait à la torture, qui aurait directement impacté la signification de travail, est sans doute à écarter. Par ailleurs, un lien linguistiquement structurant reste possible entre travail et son concurrent labor, à travers une métathèse[11] [bl]/[lb], chacun des lexèmes contribuant à un champ lexical plus ou moins unifié (laborieux, élaborer, etc.).
Reste à intégrer l’usage très particulier du travail d’enfant, qui désigne, depuis le moyen-âge, la phase de l’accouchement[12]. S’agit-il d’exprimer la souffrance qu’endurent les femmes lors de l’accouchement, comme y insistent les tenants de l’étymon tripalium ? S’agit-il d’une métaphore (plus que douteuse) des entraves appliquées aux animaux ? Ou bien s’agit-il de désigner le fait de faire « passer » l’enfant vers l’extérieur, au prix d’une résistance et de nombreux efforts[13], comme pourrait l’indiquer l’étude de trabajar ? La question peut enfin être posée en ces termes, mais il sera sans doute difficile d’y répondre, tant les enjeux idéologiques ont été déployés autour de cet événement particulier, principalement par la chrétienté, rendant inextricables les enjeux discursifs eux-mêmes.
Nous pouvons néanmoins affirmer que les entreprises idéologiques autour du concept de travail ne peuvent plus légitimement être alimentées par l’hypothèse d’un lien étymologique entre le terme travail et le nom d’un instrument de torture. Au contraire, on peut déployer l’idée d’une association entre travailler et « viser un but, nécessitant de surmonter des résistances », non pas comme un nouveau talisman prenant la place du tripalium, mais comme fil conducteur de l’histoire des métiers et des activités humaines. Les perspectives idéologiques sont tout autres, et bien plus radieuses que le discours stigmatisant auquel nous avons été habitués.
[1] La forme initiale, qui est citée dans de nombreux dictionnaires et que nous utiliserons dans la suite du texte, est tripalium.
[2] Notamment, le Mouvement Français pour un Revenu de Base.
[3] Redonner aux travailleurs la maîtrise de ce qu’est le travail, par un nouveau droit politique, est un des objectifs du projet du salaire à vie.
[4] André Eskénazi résume sa critique dans son étude étymologique du mot travail (Romania, 2008, tome 126, n°3-4, p.307) : « L’étymon tripalium est une chimère ; le prétendu dérivé tripaliare n’a donc pas de consistance ».
[5] La même source étymologique est utilisée par André Eskénazi pour fonder l’hypothèse selon laquelle tous les sens de travailler se ramènent à une signification abstraite : « rupture, sous la pression d’une intervention extérieure, d’une position fondamentale de dégagement dans « l’en soi-pour soi-chez soi » ».
[6] Delport Marie-France (1984), « Trabajo-trabajar(se) : étude lexico-syntaxique », dans Cahiers de linguistique hispanique médiévale, n°9, pp. 99-162.
[7] https://blogs.mediapart.fr/jean-luce-morlie/blog/280911/tripalium-une-etymologie-ecran-archive
[8] Le lien avec le [rv] de tRaVail en français est effectivement envisageable, puisque le passage de [b] à [v] est très fréquent.
[9] Michael Grégoire, sur la base d’une étude de l’espagnol, propose un continuum partant de la forme tri– vers la forme tra-, en passant par tre-, tru-, et tro-, comme exprimant différents degrés de « dépassement de l’entrave ». A l’extrémité de cette échelle, la forme tra– exprimerait la présence d’une entrave mais aussi son dépassement complet (Michaël Grégoire, 2012, Le lexique par le signifiant. Méthode en application à l’espagnol, Presses Académiques Francophones, Sarrebruck).
[10] À noter que le rapprochement travailler/trabouler est cohérent avec la création du nom boulot, synonyme de travail.
[11] Inversion de sons, souvent consonantiques, dans l’histoire d’une forme linguistique, comme dans l’apparition de fromage à partir de mettre en forme, ou lien lexical entre des termes manifestant une telle inversion, comme forme et morphologie.
[12] De là provient la dénomination moderne salle de travail.
[13] André Eskénazi interprète cette expression d’une façon analogue : « Il est bien connu que la femme a vocation d’enfanter dans la douleur ; et pourtant, si la parturiente en éprouve la réalité dans tous les cas, ce n’est pas cela que travail dit : travail désigne la rupture marquée par la venue à terme, qui clôt une position établie, neuf mois de gestation. (…) un enfant ne passe pas du ventre de sa mère au monde comme une lettre à la poste (…) » (Romania, 2008, tome 126, n°3-4, p.300).